Par une belle et chaude journée d’été en 2010, Nishika Jardine, alors lieutenante-colonelle, a laissé son commandement de l’école du Corps du Génie électrique et mécanique royal canadien.
Elle était, de son propre aveu, en période de réflexion.
En regardant le terrain du rassemblement des grades de l’école à la base des Forces canadiennes de Borden, Mme Jardine a compris que son mandat à l’école était la réalisation dont elle serait fière au cours de sa carrière militaire comptant plusieurs décennies.
Les pensées tourbillonnaient dans son esprit. Comment deux années avaient-elles pu « disparaître » si rapidement? À peine hier, elle avait pris le commandement, aujourd’hui elle partait.
Elle allait en Afghanistan, en déploiement au dernier quartier général de la force opérationnelle assignée à une mission tirant rapidement à sa fin pour le Canada. Ce que nous laissons derrière, comment et dans quel état nous le faisons, est l’une de ces questions-jalons urgentes que nous nous posons tous.
Pour certains, un changement de commandement peut être une étape de carrière indifférente. Mission terminée, on passe à la suivante. Mme Jardine, elle, a plutôt ressenti le poids de la confiance qui lui avait été accordée.
« Devenir commandant représente une responsabilité incroyable; [vous] n’êtes pas seulement responsable du travail de chaque unité, mais aussi de la vie de ces hommes et de ces femmes qui vous ont été confiés », dit-elle, pendant l’entrevue à son domicile à Alliston, en Ontario.
L’un des conseils les plus judicieux qu’elle ait reçus émane d’un adjudant-chef, pour qui le secret d’un leadership militaire réussi était : « Ma mission, mes hommes, et moi. » (Le terme « hommes » est le terme générique pour tous les autres grades.)
Mme Jardine a une interprétation légèrement différente : Les gens passent en premier.
« J’ai pris soin de mes hommes parce que je savais que si je prenais soin d’eux, ils prendraient soin de ma mission. »
Et elle adhère toujours à cette philosophie.
« Ce dont je suis la plus fière, c’est de prendre soin de mes hommes », dit-elle. « Je mets mes hommes au premier plan, autant que je le peux. »
Cette philosophie convient parfaitement au poste d’ombudsman des vétérans.
Mme Jardine a pris sa retraite de l’armée en 2019, avec le grade de commandante adjointe du Collège des Forces canadiennes. Au début, elle a eu du mal à trouver un sens à sa vie sans uniforme. « En un clin d’oeil », elle est passée d’un poste à responsabilité à une vie familiale paisible et anonyme.
Lorsque le poste d’ombudsman a été annoncé l’année dernière, elle a su immédiatement qu’elle le voulait.
Mme Jardine accepte ce poste en connaissant bien le fardeau d’être une vétérane en transition et, contrairement à ses prédécesseurs, elle comprend bien les aléas des sections de l’armée.
En tant qu’ingénieure en maintenance de base, Mme Jardine a servi dans l’Armée de terre à Gagetown, au N.-B., dans la Marine à Esquimalt, en C.-B., et dans la Force aérienne en tant qu’officière ingénieure électrique et mécanique de la 19e Escadre Comox, en C.-B.
En plus du déploiement en Afghanistan, elle a occupé divers rôles, et à divers grades, dans les tranchées du Quartier général de la Défense nationale.
Son approche est humble et humaine, même si elle reconnaît qu’elle a beaucoup à apprendre sur ce travail. Sa compassion, cependant, se manifestait déjà dans son premier rapport, publié le 19 janvier 2021. Il porte sur les difficultés des familles de militaires dont l’accès aux soins de santé mentale a été restreint en raison d’une interprétation moins généreuse des règlements.
Constatant une « injustice », elle a exprimé sa détermination à la corriger. Il reste à voir si elle réussira, car le gouvernement libéral, tout en promettant une révision, semble réticent par rapport à certaines des solutions politiques (notamment le traitement législatif séparé des familles des vétérans) qu’elle a proposées.
Faire des sans-voix une priorité
Prêter sa voix aux sans-voix, en particulier aux vétérans autochtones, constitue une priorité de premier plan pour Mme Jardine.
La communauté des vétérans compte une minorité largement silencieuse qui commence à être reconnue et entendue, qu’il s’agisse des femmes ou des LGBTQ2, pour lesquels Anciens Combattants Canada (ACC) a récemment mis en place un bureau.
Selon Mme Jardine, il est utile d’attirer ceux qui ont servi et ont, pour diverses raisons, « du mal à dire qu’ils sont vétérans ».
Cela ne se résume pas aux avantages et prestations, c’est aussi la question de reconnaître le service.
« À titre personnel, les vétérans autochtones sont la priorité numéro 1; apprendre et comprendre leurs voix », dit Mme Jardine.
La reconnaissance par l’ombudsman du fait que certaines voix sont sous-représentées, a été la principale préoccupation de Marie- Claude Gagnon, fondatrice du groupe Just 700 (Seulement 700) qui a mené un recours collectif contre le gouvernement fédéral en réaction à des décennies de violence et de harcèlement sexuels dans les rangs.
Dans une entrevue, Mme Gagnon a déclaré que le défi, pour l’ombudsman, sera de trouver un moyen d’être à l’écoute des « personnes qui ont des préoccupations, des préoccupations profondes qui n’ont pas été prises en compte depuis des années [et] de pouvoir faire entendre ces préoccupations ».
Elle s’attend à ce que Mme Jardine mette l’accent sur les femmes qui ont servi, non pas parce qu’elle est la première femme ombudsman pour les vétérans, mais parce que c’est un enjeu politique important.
Il existe de plus en plus de preuves montrant que les femmes, qui représentent environ 12 % des libérations annuelles des Forces armées, ont plus de mal que les hommes à s’adapter à la vie après le service.
Les recherches menées par ACC ont conclu, il y a quatre ans, que les femmes vétéranes couraient un plus grand risque de vivre leur vie post-militaire avec une forme quelconque de blessure ou d’invalidité résultant de leur service. Elles déclarent aussi, plus fréquemment que les hommes, une qualité de vie inférieure et une prévalence plus élevée de problèmes de santé mentale.
Des analyses distinctes — les études de 2017 et 2019 sur la mortalité par suicide des vétérans — ont révélé que le ratio de suicide des femmes vétéranes, comparativement à celui des femmes de la population générale, est plus élevé que pour les hommes.
Les problèmes que vivent les femmes vétéranes sont bien établis, dit Mme Gagnon, et maintenant « quelqu’un doit creuser la question et se demander pourquoi la transition est plus difficile pour les femmes et pourquoi elles attendent plus longtemps ».
En tant que femme, Mme Jardine apportera une perspective différente à son travail, mais se concentrer sur le genre peut être une arme à double tranchant, dit Mme Gagnon. Être une femme « pourrait être une bonne chose, mais cela dépend vraiment de sa volonté de s’exprimer et d’exprimer son opinion. Ce n’est pas parce qu’une femme est en poste que son point de vue aura nécessairement plus de répercussions concrètes. « Cela dépend vraiment de ce qu’elle pense que son rôle devrait être. »
Elle soupçonne que la difficulté, pour Mme Jardine, « sera la même que celle de tous les autres titulaires du poste avant elle », parce que l’ombudsman ne peut que faire des recommandations. Le gouvernement peut les suivre ou les ignorer.
Les conseils des autres
Le dernier ombudsman, le colonel à la retraite Craig Dalton, a rapidement quitté ses fonctions pour un nouveau poste. Quelques mois avant son départ, il a déclaré à CBC News que le mandat du bureau devrait être revu et qu’il faudrait envisager de remplacer le statut de conseiller ministériel de l’ombudsman par celui d’agent du Parlement. Son évaluation provient d’un grand nombre de réunions avec des vétérans et des défenseurs des vétérans, dont beaucoup ont déclaré avoir perdu confiance dans l’indépendance du bureau.
À l’époque, le ministre d’ACC, Lawrence MacAuley, s’était dit ouvert à une révision, mais rien ne s’est produit. Aujourd’hui, le dilemme revient à Mme Jardine. Pour sa part, elle se dit encore en train d’apprendre, mais ne voit pas de conflit inhérent entre les rôles.
« Je ne vois pas de conflit », dit-elle. « Je ne vois pas d’équilibre. Je ne vois pas de problème; très franchement, je n’en vois tout simplement pas. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’ombudsman n’est pas un défenseur. Nous défendons l’équité. Et cette nuance est vraiment importante. »
Dans chaque cas, elle se demandera si le vétéran a été traité de manière équitable par le ministère et si le résultat, pour l’individu, a été juste.
Le premier ombudsman des vétérans du pays, le colonel à la retraite Pat Stogran, a déclaré en début de mandat qu’il « s’en était tenu au mandat », mais que, à mesure que des dossiers politiques et des cas importants se présentaient, il a eu du mal à concilier les rôles de défenseur et de conseiller.
« Il est clair que je n’avais pas la formule », dit M. Stogran, qui n'a rempli qu’un seul mandat.
Son mandat a pris fin à la suite d’une série d’affrontements très médiatisés, vers la fin de son mandat, lorsque ses enquêteurs et lui-même ont commencé à découvrir des problèmes et des inégalités.
Selon M. Stogran, quelle que soit son opinion, Mme Jardine — et chaque ombudsman — doit « absolument et entièrement » faire face à la contradiction au coeur même du poste.
Un autre ancien défenseur a déclaré avoir trouvé l’expérience parfois tout aussi frustrante.
« Tant que j’ai emboîté le pas, tout allait bien », observe Gary Walbourne, qui a été ombudsman adjoint des vétérans et ombudsman des Forces canadiennes, « mais lors des remises en question; lorsque des rapports fondés sur des preuves tangibles sont indéniables, c’est là que les difficultés politiques se présentent pour l’ombudsman ».
M. Walbourne, qui a pris une retraite anticipée après s’être brouillé avec le ministre de la Défense Harjit Sajjan, estime qu’il est toujours possible de trouver le bon équilibre.
« À mon arrivée dans la fonction publique, on m’a dit de dire la vérité au pouvoir en place, et c’est ce qui a été encouragé », dit-il.
Mais cela dépendait en grande partie de la personne recevant les conseils ou les suggestions. Certains ministres étaient prêts à entendre les faits et les preuves, d’autres non. Certains « n’aimaient pas les conseils s’ils ne correspondaient pas » à leur point de vue ou à celui de l’institution.
Pour trouver un équilibre, l’ombudsman devra établir une relation avec le ministre.
M. Walbourne encourage Mme Jardine à considérer son poste comme s’apparentant à celui du « canari dans la mine de charbon », où le défenseur est exposé aux conditions réelles sur le terrain.
« Pour être efficaces, ces bureaux de l’ombudsman devront s’affranchir des ministères », déclare M. Walbourne, qui souligne la force du principal défenseur du pays — le vérificateur général — et le pouvoir qu’a son bureau d’effectuer des changements.
Mme Jardine a déclaré qu’elle n’hésitera pas à s’opposer à ACC au besoin, et que la structure actuelle du rôle de l’ombudsman « est à la fois utile et honorable ».
« J’ai l’immense privilège d’avoir obtenu cette possibilité de servir, de continuer à servir ma communauté », conclut-elle.
Murray Brewster est rédacteur principal spécialiste de la défense pour CBC News. Il couvre l’armée canadienne et la politique à la Colline du Parlement depuis plus de 15 ans.