Que se passe-t-il avec les pensions de l’Alberta? La question m’a été posée à plusieurs reprises lors d’un récent voyage en Alberta.
Le premier ministre de la province, Jason Kenney, a fait les manchettes à l’automne 2019, en transférant certains régimes de retraite du secteur public à l’Alberta Investment Management Corporation (AIMCo) et en lançant l’idée de sortir l’Alberta du Régime de pensions du Canada (RPC) et de doter la province d’un nouveau régime de retraite albertain (le RRA), sur le modèle du Régime de rentes du Québec (RRQ). Déconcertés, les gens veulent savoir de quoi il retourne, ainsi que le comment et le pourquoi de cette mesure.
Qu’a fait le gouvernement de l’Alberta?
Le 24 octobre 2019, le gouvernement de l’Alberta a présenté son budget. Il prévoyait transférer les fonds de plusieurs régimes de retraite du secteur public, notamment la Caisse de retraite des enseignants de l’Alberta (CREA), le Fonds des services de santé de l’Alberta (FSSA) et le Fonds de la Commission des accidents du travail à la société AIMCo pour qu’elle les gère, sans consultation préalable. Cela représente 30 milliards de dollars d’actifs.
Faisant affaire à Edmonton, AIMCo gère déjà des investissements institutionnels de plus de 108 milliards de dollars d’actifs pour 31 régimes de retraite, dont le Régime de retraite des pouvoirs publics locaux (RRPPL), le Régime de retraite de la fonction publique de l’Alberta et le Régime de retraite des forces policières.
Le projet de loi 22 de l’Alberta, intitulé Reform of Agencies, Boards and Commissions and Government Enterprises Act (Loi sur la réforme des organismes, conseils, commissions et entreprises gouvernementaux), permet de la faire et a été ratifié le 22 novembre 2019. Cette loi exige que ces régimes concluent un accord de gestion des investissements avec AIMCo, qui devient le fournisseur exclusif de services de gestion des investissements. Elle interdit également à ces régimes et à d’autres régimes provinciaux du secteur public, même le RRPPL, de ne pas recourir aux services d’AIMCo à titre de gestionnaire des investissements.
Le 9 novembre, le premier ministre Kenney a parlé d’arguments convaincants pour retirer sa province du Régime de pensions du Canada et la doter d’un nouveau régime de retraite provincial. Le départ potentiel a été examiné dans le cadre du Fair Deal Panel, un panel de consultation sur une «part équitable» en matière d’économie pour les Albertains, qui a tenu des forums publics dans toute la province. Le rapport final doit être présenté le 31 mars 2020.
Qu’est-ce qui motive ce gouvernement?
Le ministre des Finances de l’Alberta, Travis Toews, a laissé entendre que le projet de loi 22 reflète le désir d’efficacité du gouvernement et «la meilleure utilisation possible de l’argent des contribuables», affirmant que les économies administratives pourraient réduire les cotisations.
Les syndicats représentant les membres des régimes de retraite concernés ne sont pas convaincus. Ils soutiennent que le Parti conservateur unifié (UCP) veut contrôler les milliards de dollars que les Albertains ont économisés pour leur retraite.
Pour le président de la Fédération du travail de l’Alberta, Gil McGowan, cela équivaut à un vol. Il a souligné que les rendements du FSSA ont été nettement meilleurs que ceux de l’AIMCo et que le FSSA gère de manière indépendante ses propres fonds d’épargneretraite depuis 1939.
Dans un éditorial du Edmonton Journal du 26 novembre 2019, M. Toews a déclaré que l’UCP envisage de quitter le RPC pour créer un RRA, également géré par AIMCo. En effet, son gouvernement estime que les Albertains cotisent au RPC dans des proportions disproportionnées (2,9 milliards de dollars de plus que ce qu’ils reçoivent en prestations) et qu’un RRA exigerait non seulement des taux de cotisation plus faibles (5,85% par rapport à 9,9% actuellement), mais aussi une efficacité accrue. La Fédération craint que ses fonds de retraite ne soient essentiellement canalisés vers les compagnies pétrolières de l’Alberta, en manque de capitaux. Le PDG d’AIMCo a déclaré que le gouvernement n’avait pas remis en cause l’indépendance du régime. Cependant, les articles 19 et 20 de l’Alberta Investment Management Corporation Act (Loi sur les sociétés de gestion d’investissements de l’Alberta Investment) permettent au Conseil du Trésor de l’Alberta de dicter le type et l’emplacement des investissements. Par ailleurs, à l’instar de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), AIMCo pourrait montrer un certain parti pris pour des entreprises de «chez nous» et investir dans des entreprises locales (tout comme la CDPQ l’a fait avec SNC-Lavalin et Bombardier). La récente transaction de 1,15 milliard de dollars d’AIMCo pour l’achat du réseau de pipelines Northern Courier Pipeline n’a pas apaisé ces craintes.
Mais l’ancien chef de la direction d’AIMCo, Leo de Bever, a émis une opinion différente lors d’une entrevue accordée à BNN Bloomberg le 15 novembre 2019, notant qu’un RRA albertain ne serait «mathématiquement [...] pas très logique sur le plan de l’efficacité administrative». Pour percevoir les cotisations et calculer les salaires et les prestations, entre autres coûts administratifs qui bénéficient actuellement des ressources déjà existantes dans la structure actuelle du RPC, le RRA devra créer de nouveaux mécanismes.
Bob Baldwin, de l’Institut C.D. Howe, a également souligné que l’argument de la baisse des cotisations repose sur le fait que la population de l’Alberta reste relativement jeune, ce qui n’est pas garanti. En Alberta, ce segment de population de l’Alberta est alimenté par l’afflux de jeunes travailleurs d’autres provinces en raison d’une industrie pétrolière et gazière florissante, et non d’autres facteurs démographiques fondamentaux comme les taux de fertilité et l’espérance de vie. Pour reprendre les propos de M. Baldwin, «la pression à la baisse sur l’utilisation de l’énergie à base de carbone est inexorable et ses effets négatifs seront ressentis de manière plus aiguë par les producteurs à coûts élevés. La stagnation, voire la contraction de la production de pétrole et de gaz en Alberta, devrait entraîner une baisse significative de la migration entrante...». Déjà, depuis 2013, l’Alberta subit un exode de jeunes travailleurs. La province pourrait se retrouver dans une situation similaire à celle du Québec aujourd’hui, avec une population vieillissante et une augmentation des cotisations aux régimes de retraite.
Les dirigeants syndicaux albertains ne sont pas non plus convaincus que le RRA est une bonne idée, avançant qu’il en coûterait des millions pour se retirer du RPC (la mise en place de l’administration du défunt Régime de retraite provincial de l’Ontario ou RRPO, vanté par l’ancien gouvernement Wynne en 2015, a coûté 70 millions de dollars). Keith Ambachteer, président de KPA Advisory Services et directeur émérite du Centre international de gestion des pensions, a déclaré qu’un retrait du RPC signifie que les Albertains assumeraient les risques de souscription et les coûts de mise en place, lesquels pourraient atteindre des centaines de millions de dollars. Dans l’ensemble, cette décision pourrait rendre les pensions des Albertains moins transférables et plus vulnérables aux ralentissements économiques, et sans garantie qu’un RRA offre des avantages similaires aux retraités.
Cette position est identique à celle adoptée par un comité de politiciens provinciaux qui s’était penché sur cette question en 2004 sous le gouvernement Klein. Ce comité a déterminé qu’«un régime albertain encourrait plus de risques, en raison de sa dépendance envers une population de cotisants moins importante», soulignant que la démographie actuelle de l’Alberta pourrait changer rapidement et considérablement. Il a conclu qu’un RRA ne correspondait pas aux intérêts supérieurs des Albertains.
Comment le RRA peut-il être créé?
En raison du projet de loi 22, l’UCP est le législateur et, malgré la forte désapprobation des régimes de retraite concernés, le gouvernement albertain a le pouvoir d’apporter ces changements. Le projet de loi était déjà très controversé à cause de ses dispositions visant à supprimer le bureau du commissaire aux élections, et l’opposition a fait tout ce qui était en son pouvoir pour l’empêcher d’avancer.
Quitter le Régime de pensions du Canada est plus compliqué.
Certains ont fait valoir que l’Alberta peut, tout simplement, imiter ce que le Québec a fait avec la création du RRQ, mais cela n’est pas possible sans une machine à remonter le temps. À ses débuts, la Loi sur le Régime de pensions du Canada permettait à une province de signifier son intention de prévoir l’établissement et le fonctionnement d’un régime sur son territoire en remplacement du RPC, mais la province devait le faire au plus tard le 3 mai 1965, ce qu’a fait le Québec.
Toutefois, la loi permet l’établissement et le fonctionnement d’un régime de pensions de vieillesse et de prestations supplémentaire au lieu du RPC, «à compter de la troisième année suivant celle où l’avis a été donné et le paiement de prestations comparables à celles qui sont prévues par la présente loi...».
En d’autres termes, une province devrait donner un préavis de trois ans avant de se retirer du RPC, et son propre régime devrait être complet et comparable au RPC. Il serait possible de faciliter le retrait de l’Alberta du RPC et de lui donner plus de souplesse par rapport à la structure du RRA. Toutefois, cela nécessiterait que les deux tiers des provinces représentant les deux tiers de la population acceptent une modification de la loi sur le RPC.
Nous devrons attendre la fin du mois de mars et la publication du rapport du panel de consultation pour voir quelle direction le gouvernement Kenney empruntera. Cependant, il pourrait apaiser certaines craintes en modifiant la législation sur AIMCo et en supprimant les articles qui permettraient au gouvernement provincial d’exercer une influence importante sur l’orientation de la stratégie d’investissement retenue par l’AIMCo.