Depuis la pandémie, la demande de pourboires par le secteur des services augmenté en Amérique du Nord. Des experts font le point.
En Amérique du Nord, les pourboires sont omniprésents, au grand dam de bien des gens. D’autres en ont tout simplement assez.
Les sites de défoulement en ligne comme Reddit regorgent de plaintes sur le fait de se faire demander un pourboire de façon inattendue dans des situations de vente au détail, par exemple pour faire faire une vidange d’huile ou acheter une bouteille dans un magasin d’alcool syndiqué. Un usager a même décrit avoir été invité, dans un aéroport, à donner un pourboire dans un restaurant express automatisé sans employés visibles et, littéralement, où « aucun service n’était fourni ».
La plupart des lecteurs de Sage, comme Sheila Ducarme, membre de Retraités fédéraux, ont probablement vécu ce scénario récemment : un comptoir-restaurant les invitant à donner un pourboire. « Je fais la queue, je commande mon plat, j’attends encore un peu et je ramasse mon plat, que j’apporte à ma table, mais il y a un bocal à pourboire », dit Mme Ducarme. « Je crois que la personne à qui je dois un pourboire, c’est moi! »
On peut même vous demander un pourboire en ligne alors que vous vous trouvez à la maison, par exemple lors de commandes de chaussures, ou même de réservations d’hôtel.
Le problème ne se limite pas à l’expansion rapide des endroits et des services où le pourboire est devenu la norme. Comme autre point de pression, citons les invitations à donner un pourboire avant que tout service ou produit ne soit fourni, comme dans les restaurants libre-service et les services de livraison de repas. Un utilisateur exaspéré de Reddit a juré de commencer à « se promener avec un bocal à pourboire » et « de le secouer sous le nez des gens et de leur jeter un regard de travers s’ils ne donnent pas de pourboire ».
La plupart des Canadiens semblent heureux de donner un pourboire lorsqu’ils reçoivent un service, même s’ils sont déconcertés par le coût croissant de celui-ci, surtout dans des endroits où le pourboire était autrefois rare ou inexistant. Mme Ducarme, par exemple, se dit « ravie de donner un pourboire » pour un bon service.
Deitra Klimpton, membre de l’Association, est du même avis. Mais ce qui la dérange, c’est de recevoir un terminal pour payer une facture et d’être invitée à donner un pourboire de 30 % ou plus.
« Vous vous retrouvez généralement en face de la personne qui vous a servi, devant appuyer sur le bouton pour fixer votre propre taux », mentionne Mme Klimpton. On se sent de nouveau mal à l’aise.
L’inflation alimentaire et salariale constitue un autre point de pression, parce qu’un pourboire de 15 ou 20 % représente un montant plus élevé qu’auparavant.
Qu’est-ce qui alimente cette hausse des pourboires sur plusieurs fronts? Et pourquoi maintenant? Pour la plupart, les facteurs sont liés à la pandémie et à ses effets.
« Nous avons certainement ressenti de la compassion pour les personnes qui travaillaient dans les restaurants, lorsqu’ils devaient parfois fermer », déclare David Soberman, titulaire de la Chaire nationale canadienne en marketing stratégique à la Rotman School of Management de l’Université de Toronto. « Les prix ont tendance à augmenter, mais ils ne baissent pas très souvent. C’est la même chose pour les pourboires. »
L’automatisation du processus fait monter la pression par rapport au pourboire, en automatisant les incitations à des montants plus élevés et en augmentant la probabilité que votre serveur se tienne à proximité alors que vous décidez du montant.
« On ressent presque un sentiment de culpabilité par rapport au pourboire lorsque les gens veulent donner un pourboire moins élevé et que le serveur est debout à côté d’eux », mentionne M. Soberman.
L’expert en marketing laisse entendre que les restaurants qui incitent à des pourcentages de pourboire plus élevés, alors que les prix de base sont plus hauts, sont en train de « mordre la main qui les nourrit ». La situation est « particulièrement difficile » pour les retraités et les aînés vivant avec un revenu fixe, et cela pourrait dissuader les gens de manger à l’extérieur aussi souvent qu’avant.
« Si vous allez au restaurant 30 fois par année et que vous réduisez cette fréquence à 20 fois, c’est dévastateur pour le secteur. Même une réduction d’un tiers aura un effet dévastateur. »
L’importance des pourboires pour le revenu de nombreux Canadiens travaillant dans des emplois de service est indéniable, mais il s’agit d’une culture propre à notre continent.
« En Amérique du Nord, l’un de nos problèmes est d’avoir tendance à considérer beaucoup de ces emplois de service comme étant les plus modestes que vous pouvez obtenir, qu’il s’agisse de servir dans un restaurant ou de conduire un taxi », explique M. Soberman.
Dans d’autres pays, comme la France, « les serveurs gagnent plus que le salaire minimum. C’est en fait un emploi respecté et important en France, contrairement à ici. »
Pour Olga Massicotte, une retraitée fédérale, cela va de soi.
« Nous devrions adopter le modèle utilisé dans de nombreux [autres] pays [développés], où les personnes qui travaillent dans les secteurs de service reçoivent un salaire décent plutôt que de devoir compter sur les pourboires pour joindre les deux bouts », déclare Mme Massicotte. « Cela leur donnerait plus de certitude, et permettrait également aux consommateurs de mieux budgétiser le coût total des services qu’ils achètent. »
Coup de chapeau
Certains établissements ont choisi de ne plus demander de pourboire, même pendant la grande expansion des pourboires de ces dernières années.
Les chiffres exacts concernant les entreprises qui ne demandent plus de pourboire depuis peu sont rares, mais il y en a au Canada, de Folke à Vancouver, à Belong à Sharbot Lake, en Ontario, en passant par Richmond Station et d’autres à Toronto.
« Nous sommes passés à un modèle sans pourboire principalement pour dire à l’ensemble de notre personnel et du secteur que nous croyons que notre travail est une carrière », explique le propriétaire de Richmond Station, Carl Heinrich. « Nous croyons que, à la fin de votre carrière, vous devriez pouvoir prendre votre retraite et pouvoir acheter une maison à un moment donné de votre vie ou avoir des enfants comme [les personnes travaillant dans] n’importe quelle autre entreprise... Le modèle de restaurant standard ne rend pas ces choses vraiment possibles. »
L’autre raison importante était de remédier aux « inégalités salariales et à l’iniquité entre les membres du personnel » dans le secteur, où les serveurs peuvent gagner plus que les autres employés, y compris les gérants.
Payer un salaire plus élevé et éliminer les pourboires permet à une entreprise de contrôler le barème de rémunération et de « mettre en place un système dans lequel tout le monde peut croître », explique M. Heinrich. Les serveurs peuvent accéder à des postes de direction ou à d’autres postes sans subir de réduction de leur salaire total et, pour les clients, le coût reste le même.
Par conséquent, dit-il, « Notre salle à manger est dirigée par les personnes qui devraient le faire et, parce que notre équipe de direction est composée de nos meilleurs leaders, notre service est en fait meilleur. »
Les pourboires peuvent également créer des distorsions plus subtiles, car ils ne sont pas nécessairement aussi équitables et liés à la qualité du service qu’on pourrait le penser.
« La plupart d’entre nous donnent habituellement un pourboire, mais pas pour la qualité du service », a écrit la professeure adjointe de sociologie Amy Hanser dans The University of British Columbia Magazine. Celle-ci évoque des « préjugés » sociaux des clients, notamment « la race, le sexe, l’âge ou la taille, par exemple ». Des études montrent que ces préjugés peuvent entraîner des pourboires plus bas.
En 2023, un sondage d’Angus Reid a révélé que 59 % des adultes canadiens interrogés préféreraient une politique d’absence de pourboire et de salaires de base plus élevés pour les serveurs. Il s’agit d’une hausse considérable par rapport à la proportion de 40 % des répondants observée dans un sondage de 2016.
Ce genre de réflexion a récemment conduit à la fin des pourboires au Jet Black Hair and Studio, au centre-ville d’Ottawa. La copropriétaire, Ilona Garson, fait écho à M. Heinrich en qualifiant ce changement de pas pour que l'on considère « notre secteur comme celui de professionnels et pour être pris plus au sérieux ». Par exemple, « cela montre aux créanciers que nous avons un pouvoir d’achat plus élevé et cela élève notre secteur au rang de ceux de professionnels. Je trouve très valorisant d’avoir ce pouvoir d’achat plus élevé pour mon personnel. »
Certains des 16 employés de Jet Black s’inquiétaient de l’idée de mettre fin aux pourboires. Maintenant, dit Mme Garson, aucun ne gagne moins, certains gagnent même plus, et tous ont un revenu plus prévisible. Si les clients veulent témoigner leur appréciation pour un bon service, Mme Garson leur suggère d’écrire « un excellent avis sur Google ou [de nous] envoyer leurs amis… Il existe bien d’autres moyens de montrer votre appréciation que 20 $. »
Les salons de coiffure sans pourboire se répandent en Europe, en Asie et aux États-Unis, mais ceux du Canada « n’ont pas emboîté le pas aussi rapidement ».
Des options pour remplacer la culture du pourboire dans le secteur de la restauration s’étendent aussi dans le monde entier. Dans la plupart des pays, les restaurants demandent peu ou pas de pourboire. Parfois, le pourboire est même impoli.
« Ils considèrent leur secteur comme étant celui de professionnels », dit M. Heinrich. « Pour eux, il est insultant de penser qu’ils doivent passer le chapeau pour joindre les deux bouts. Ils travaillent dans une entreprise qui les respecte et qui les paie adéquatement. »