Le problème des profits dans le secteur des soins de longue durée

12 juin 2024
Collègues soignants discutant d’un dossier dans le couloir d’un hôpital.
Les dépenses publiques en soins infirmiers privés ont grimpé en flèche depuis le début de la pandémie. Cela a entraîné une augmentation d’employés qui ne connaissent pas l’établissement ou leurs collègues, et encore moins les patients, les résidents et les familles concernés.
 

Voici le deuxième texte de notre série d’articles soulignant la Semaine nationale de la fonction publique de 2024, qui a lieu du 9 au 15 juin. Cette semaine, Retraités fédéraux reconnaît le travail des fonctionnaires et la valeur d’une fonction publique fédérale forte. Dans cette série, nous avons demandé à des experts d’explorer divers dossiers, notamment la voie à suivre pour les services de la fonction publique et la façon dont la privatisation affecte les Canadien·ne·s. Pat Armstrong, professeure émérite de sociologie à l’Université York, traite de l’impact des soins de longue durée à but lucratif. 

Le problème général avec le secteur des soins de longue durée à but lucratif est que les profits sont l’objectif. C’est le but de l’entreprise. Ceci n’est pas un commentaire sur les personnes en cause, mais plutôt sur la raison d’être, les incitations et l’objectif. L’approche à but lucratif signifie qu’une partie des fonds doit être consacrée aux profits au lieu des soins. Et nous constatons que ces profits augmentent. Cela signifie qu’il y a moins d’argent disponible pour les soins, et cela, même si l’accès aux soins diminue, en parallèle avec la profitabilité.

Il existe deux façons fondamentales de faire un profit. Vous vendez plus ou vous payez moins. Et faire les deux est encore plus profitable. En effet, l’innovation tant vantée dans les soins de santé consiste à vendre plus et à moins payer, et non pas à prodiguer de meilleurs meilleurs soins. On fait souvent valoir que cela signifie que les organisations à but lucratif sont plus efficaces, parce qu’elles cherchent à réduire les coûts et que la concurrence pour la clientèle favorise la qualité. Mais ni l’un ni l’autre de ces arguments n’obtient beaucoup de justification dans les données probantes émanant du domaine des soins de santé.
 

Retombées de l’efficacité associée à la réduction des coûts

Dans le domaine des soins de santé, le principal coût est la main-d’œuvre, de sorte que l’objectif principal de la réduction des coûts s’applique au personnel.  

Une des méthodes qui permet d’économiser de l’argent sur la main-d’œuvre est d’accélérer le travail. Lorsque nous menions nos recherches sur le travail des infirmières en milieu hospitalier, nous avons fait venir des experts en méthodes à but lucratif pour chronométrer les tâches. Convaincus que les données montreraient qu’il fallait davantage d’infirmières et infirmiers, les membres du personnel infirmier avaient été heureux de collaborer, au début. Et, effectivement, c’est ce que les données ont montré. Mais le conseil des experts, par rapport à ces données, a été de réduire le temps attribué à chaque tâche et de chronométrer à nouveau. 

En réaction à la conclusion des experts prétendant qu’il suffirait de six minutes pour donner un bain à un patient, l’infirmière en chef du Canada de l’époque a déclaré « La seule façon d’y parvenir est de l’asseoir sur une chaise, de l’arroser avec un boyau d’arrosage et de le laisser dégoutter pour le sécher. » 

Il convient de mentionner qu’accorder plus d’importance aux tâches implique généralement une surveillance, une production de rapports et une normalisation accrues. En retour, cela entraîne une réduction de l’autonomie du personnel et de sa capacité à faire appel à ses compétences pour répondre aux besoins en constante évolution des patients en matière de soins. Le personnel signale que le fait de consacrer de plus en plus de temps à produire des rapports qui respectent les exigences de documentation les oblige à se précipiter pour réaliser les tâches énumérées dans les délais impartis. Oubliez les soins centrés sur la personne. Ce qui compte, c’est ce qui peut être compté, laissant de côté tout le bonheur découlant de fournir et de recevoir des soins.

Tout cela est particulièrement évident dans le secteur des soins de longue durée.

Les stratégies visant les profits d’autres domaines de soins de santé font appel à une méthode commune : celle d’accélérer les soins en limitant le temps avec chaque patient. Selon une dentiste avec qui j’ai parlé récemment, les restrictions de temps imposées par la société de gestion à but lucratif pour laquelle elle travaille ont limité sa capacité à répondre à des besoins particuliers, comme ceux des personnes qui éprouvent de l’anxiété, ont de petites bouches ou présentent des complications inattendues. 

La réduction des effectifs est une autre façon d’accélérer le travail, car cela laisse moins de temps pour s’occuper de chaque personne. Cette stratégie est particulièrement évidente dans le secteur des soins de longue durée où d’innombrables recherches montrent que les foyers à but lucratif ont tendance à avoir des niveaux de personnel considérablement plus bas.1 Pour ce qui est du personnel qu’elle emploie, l’entreprise économise de l’argent en raison des salaires plus bas et des avantages sociaux moindres, et moins de personnel médical que de personnel non médical. Donc, moins de cliniciens et plus de préposés. Ces stratégies de réduction des coûts entraînent une tendance où l’on constate plus de plaies de pression, plus d’admissions à l’hôpital, une incidence accrue du recours excessif et inapproprié de médicaments psychoactifs et, enfin, plus de transferts vers les hôpitaux. Cela se traduit également par un taux d’épuisement professionnel et un roulement plus élevé au sein du personnel. Tout cela signifie plus de coûts pour le système de santé dans son ensemble, ainsi que moins de soins pour les résidents et plus de travail pour les familles pour combler les lacunes dans les soins.2

Une autre stratégie utilisée pour réaliser des profits consiste à augmenter la précarité du personnel, au moyen d’emplois à temps partiel ou occasionnels. Le fait de fournir juste assez de soins, ainsi que des soins « juste à temps », se traduit trop souvent par des soins insuffisants. Cela signifie également que ces travailleurs n’ont souvent pas accès aux prestations, telles que les prestations de santé, les congés de maladie payés et les pensions, que de nombreux employés à temps plein ont. Une plus grande dépendance à l’égard des travailleurs précaires n’est pas seulement un problème pour les femmes — dont beaucoup sont racialisées et/ou de nouvelles arrivantes — qui fait la plupart de ce travail, c’est aussi un problème pour les travailleurs à temps plein qui doivent passer du temps à montrer à ces travailleurs précaires où trouver des choses et leur dire ce qu’il faut faire. C’est particulièrement le cas des « infirmières itinérantes », qui peuvent avoir les titres de compétence, mais qui ne connaissent pas le lieu, les patients, les résidents, les familles ou les autres membres du personnel. De plus, les travailleurs intérimaires ne peuvent pas facilement se soutenir mutuellement au quotidien, soutien qui est manifestement nécessaire lorsqu’ils sont confrontés à une pression constante, à la vie et à la mort. Le manque de soutien collégial et de travail supplémentaire contribue à l’épuisement professionnel et à saper les relations de soins. Les mêmes problèmes peuvent être créés dans le secteur public en sous-traitant des services tels que l’alimentation et la gestion. 

Je ne prétends pas que ces stratégies de main-d’œuvre sont exclusives au secteur à but lucratif, mais elles sont plus courantes là-bas. En effet, la plupart des stratégies ont été élaborées par le secteur à but lucratif, puis adoptées par d’autres secteurs qui supposent que la recherche du profit signifie efficacité, coût inférieur et qualité supérieure, toutes hypothèses contestées par les éléments de preuve. 

En fait, ces stratégies de main-d’œuvre dans le secteur à but lucratif n’économisent pas d’argent public et ne rendent pas les soins plus efficaces. Ils peuvent plutôt coûter plus cher, comme c’est le cas pour les infirmières itinérantes ou pour les établissements de chirurgie spécialisés comme ceux de l’Ontario. Nous avons appris pendant la pandémie que les travailleurs de la santé précaires cherchant un salaire décent grâce à un emploi dans plusieurs endroits peuvent mettre en danger la santé de beaucoup de gens tout en augmentant les coûts pour les contribuables sans réduire les profits. Et je soutiendrais que ces stratégies contribuent sans aucun doute à la crise actuelle de la main-d’œuvre dans le secteur des soins dans l’ensemble du système.
 

Mauvais et affreux côtés

Notre recherche sur l’impact de la couverture médiatique qui a soulevé les préoccupations du public au sujet des pratiques des foyers de soins infirmiers dans cinq pays3 a révélé que, premièrement, la plupart des scandales se sont produits dans des maisons à but lucratif. Deuxièmement, la réaction la plus courante des pays nordiques a été de se débarrasser de l’approche du profit. En Amérique du Nord, on a augmenté la réglementation et la surveillance, principalement du personnel, limitant son autonomie et le temps consacré aux soins, tout en dépensant plus de fonds pour cette surveillance. Le scandale canadien étudié est le cas d’Eldon Mooney, 88 ans, mort de suffocation dans un établissement à but lucratif, au lieu d’être parti « paisiblement », comme on l’avait dit à sa fille. Elle l’a découvert parce qu’elle avait caché une caméra dans sa chambre, après les soupçons qu’avait soulevés un traitement précédent. En fin de compte, une enquête a conclu que l’établissement avait commis 23 infractions à la Loi sur les soins communautaires et l’aide à la vie autonome. 

Même si la main-d’œuvre est le coût le plus élevé, les établissements à but lucratif peuvent également économiser de l’argent sur l’équipement et les matériaux. Il est difficile de faire des recherches, à ce sujet à cause du caractère secret des contrats. Nous en avons des preuves émanant des militaires au sujet de leurs expériences lorsqu’ils ont été dépêchés pour soutenir les milieux de soins pendant la pandémie. Quatre des cinq foyers où ils ont été envoyés en Ontario étaient à but lucratif, l’autre était privé, mais sans but lucratif. Les rapports des militaires décrivaient combien les équipements de protection individuelle étaient limités ou absents, ce qui ne respecte pas le vieil adage selon lequel il vaut mieux prévenir que guérir. 

Et ce ne sont là que quelques-unes des façons dont le secteur à but lucratif réduit les dépenses pour réaliser des profits. 

Comme je l’ai dit plus tôt, l’autre façon de faire des profits consiste à vendre plus. Il existe des recherches sur la vente incitative dans les services de santé. Il y a beaucoup de rapports de vente incitative de lentilles dans le cas d’opérations de la cataracte, par exemple. Une enquête de la CBC a révélé qu’une femme avait payé près de 8 000 $ pour la vente incitative de rendez-vous, d’équipement et de procédures dans une clinique privée, des procédures qui, selon un autre médecin, n’étaient pas médicalement nécessaires.4

Un fabricant de dispositifs médicaux offre les conseils suivants à ses représentants commerciaux :

Bien que la vente incitative et la vente croisée soient similaires en ce sens qu’elles rendent les comptes existants plus rentables, leur exécution varie. La vente incitative désigne les possibilités, pour les représentants, d’ajouter des unités d’un certain produit à une commande. Lors de la vente croisée, en revanche, les représentants suggèrent de nouveaux produits qui complètent la commande existante d’un compte. Les dispositifs médicaux génèrent une demande constante, donnant aux commerciaux de nombreuses occasions d’essayer ces techniques.5

Je pense que nous pouvons supposer que le même conseil est donné aux centres chirurgicaux. Et un certain nombre de pharmaciens poursuivent les pharmacies Shoppers Drug Mart de Loblaws, affirmant que leurs pratiques de vente incitative compromettent la capacité d’un pharmacien à offrir des soins sécuritaires et efficaces aux patients.6

La Loi canadienne sur la santé interdit la facturation supplémentaire pour les services hospitaliers et médicaux jugés médicalement nécessaires. Pour sa part, l’Ontario contourne au moins cela en nous disant que nous paierons avec notre carte santé et non avec notre carte de crédit. Mais la province néglige de dire que les cliniques chirurgicales sont payées plus que les hôpitaux pour les mêmes services. Et le slogan de l’Ontario ne mentionne pas que les profits sont toujours payés à même l’argent de nos impôts. 
 

Cinq autres problèmes avec le secteur des soins à but lucratif

  1. Il puise au même bassin de personnel que le secteur public, ce qui rend plus difficile la prestation de soins et contribue à la crise de la main-d’œuvre. De plus, de nombreux services à but lucratif embauchent des personnes qui ont déjà été formées, mais sans leur fournir eux-mêmes de formation.
     
  2. Il reçoit des fonds publics, mais échappe à un examen public attentif, en faisant valoir le droit à la vie privée, qui est essentiel à la concurrence, et un droit de propriété. Entre autres, le Globe and Mail a dû consacrer beaucoup de temps, d’argent et d’efforts pour obtenir des données sur une entreprise de placement de personnel opérant à Terre-Neuve et au Nouveau-Brunswick. Selon l’article, 
     

    « L’enquête comprenait des recherches de titres fonciers, de documents judiciaires et de registres d’entreprises, ainsi que 40 demandes d’accès à l’information, qui ont produit plus de 4 000 pages de documents, dont des centaines de pages de factures et de contrats de CHL. Les dossiers ouvrent une rare fenêtre sur une industrie qui fonctionne principalement hors de la vue du public, même si ses clients sont des hôpitaux et des maisons de soins infirmiers financés par les contribuables ».7
     

    L’enquête du Globe a révélé que les dépenses facturées aux contribuables comprenaient des éléments comme des meubles et le transport d’animaux de compagnie. Elle a également constaté qu’une entreprise avait facturé 1,6 million de dollars à Terre-Neuve en indemnité de repas, même si le contrat de l’entreprise avec les infirmières indiquait qu’elles devaient payer leur propre nourriture. 

    Il est encore plus difficile d’obtenir la reddition de comptes pour notre argent, alors que de plus en plus de capitaux privés sont en cause, car il devient aussi encore plus difficile de suivre le financement et de trouver qui tenir responsable. Ces sociétés de gestion de placements achètent d’autres sociétés privées, afin de réaliser un profit en les amalgamant. Elles ne sont pas tenues de divulguer publiquement leurs informations sur les finances, l’exploitation, les risques commerciaux ou le passif.

  3. Les compagnies à but lucratif s’empressent d’éliminer ce qui est le plus facile et le plus propice aux stratégies d’efficacité à but lucratif. Les cas les plus difficiles sont laissés au système public et, lorsque les choses tournent mal, le patient est envoyé au système public, ce qui entraîne une hausse des coûts. Et ainsi, l’hôpital privé fait en sorte que le système public a l’air moins efficace.
     
  4. Ces entreprises peuvent fermer leurs portes et partir, comme nous l’avons récemment constaté dans les foyers de soins infirmiers de l’Ontario. Les sociétés peuvent s’intéresser davantage à l’immobilier qu’à un service, et opter pour ce qui a plus de valeur. Et la réglementation visant à assurer la qualité peut signifier que le service ne produit plus le genre de profit que les sociétés recherchent. 
     
  5. Les entreprises à but lucratif fragmentent le système. Au lieu d’intégrer les chirurgies aux services hospitaliers, par exemple, les chirurgies à but lucratif sont séparées de ces services. Par contraste, l’Hôpital pour enfants de Toronto travaille avec six hôpitaux de la région pour réduire les temps d’attente pour les chirurgies.8

En bref, les services à but lucratif n’offrent pas une meilleure qualité à moindre coût et n’allègent pas le fardeau du système public. En même temps, ils fragmentent davantage un système qui souffre déjà de fragmentation, tout en diminuant notre contrôle démocratique sur notre argent et nos soins.
 

Pat Armstrong a été titulaire d’une chaire sur les services de santé de la Fondation de la recherche sur les services de santé du Canada/Instituts de recherche en santé du Canada. Elle est professeure émérite de recherche et membre de la Société royale du Canada. Ses intérêts de recherche portent sur les domaines des politiques sociales, des femmes, du travail et de la santé et des services sociaux. Elle a publié de nombreux articles, faisant de la relation entre le travail rémunéré et le travail non rémunéré un élément central des analyses. La professeure Armstrong a été témoin experte devant diverses instances allant de la Cour fédérale aux tribunaux fédéraux des droits de la personne et chercheur de divers projets financés par des subventions. Ce travail portait principalement sur le travail des femmes, la santé des femmes et les soins de santé. Elle a été chercheuse principale d’une étude de 10 ans intitulée « Reimagining long-Term Residential Care: An International Study of Promoting Practices » (étude internationale sur les pratiques prometteuses) et de l’étude « Vieillissement en santé au sein de résidences » des Instituts de recherche en santé du Canada. À l’heure actuelle, elle travaille actuellement comme chercheuse principale sur deux projets financés par le Conseil de recherches en sciences humaines. Elle a également siégé au Comité technique chargé de l’élaboration de normes de soins de longue durée proposées pour l’Organisation des normes de santé. Mme Armstrong a obtenu son doctorat en sociologie de l’Université Carleton. 


1. Marrocco, F., Coke A. et J. Kitts, (2021) Commission ontarienne d’enquête sur la COVID-19 dans les foyers de soins de longue durée : Rapport final. Toronto : Imprimeur de la Reine.
2. Armstrong, P., dir. (2023), Unpaid Work in Nursing Homes: Flexible Boundaries Bristol, Angleterre,  Policy Press, 2023.
3. Lloyd, L., Banerjee, A., Harrington, C. Jacobsen, F. F. et Szebehely, M. (2014), « It is a scandal!: Comparing the causes and consequences of nursing home media scandals in five countries », Revue internationale de sociologie et de politique sociale, 34 (1/2),p. 2-18.
4. Cutler, M. (2023), « Medical upselling in Canada can cost patients thousands of dollars », CBC News, 2 avril.
5. Jackson, A. How to Upsell And Cross-Sell Medical Devices. Téléchargé le 27 avril 2023. 
6. O’Hara, C and Hannay, C. (2024), « Pharmacists file class action against Loblaw, Shoppers over patent care », Globe and Mail, 16 avril.
7. Ha, T.T., Grant, K. et Chambers, S. (2024) « Have nurses, will travel », Globe And Mail, 16 février, 
8. Weeks, C. (2024), « SickKids lowers surgery backlog through successful new partnership with nearby hospitals », Globe and Mail, 27 mai,