Cindy Kelly aime être accueillie par une phrase comme « Bonjour, comment allez-vous? » ou « Comment puis-je vous aider aujourd‘hui? » Mais dites-lui « Bonjour chère! » et elle grincera des dents. Photo : Réjean Brandt
Lorsque Cindy Kelly entre dans un magasin ou un café, rien ne lui fait plus plaisir que d‘être accueillie par une phrase simple et neutre comme « Bonjour, comment allez-vous? Comment puis-je vous aider aujourd‘hui? »
Et, la plupart du temps, c‘est ce qui se passe. Mais à de rares occasions, fort heureusement d‘ailleurs, on lui lance des « Bonjour chère! » ou « Bonjour jeune dame! » qui la font grincer des dents.
« Je le prends avec un grain de sel. La personne fait son travail. Au moins, j‘ai été accueillie. Elle ne connaît peut-être pas de meilleure façon de s‘y prendre », dit-elle.
Mme Kelly, qui vit à Winnipeg, est vigilante par rapport aux manifestations de l‘âgisme, que l‘Organisation mondiale de la santé définit comme étant de la discrimination, des stéréotypes et des préjugés. Par exemple, elle se fait un point d‘honneur de transmettre respectueusement ses préoccupations aux entreprises qui ne présentent pas d‘adultes âgés dans leurs campagnes publicitaires et en a boycotté certaines.
Pour ce qui est des tournures agaçantes ou blessantes qui surgissent dans les conversations, elle ne réagit que si elle les trouve excessives au point de se sentir mal à l‘aise, comme cette fois où la vendeuse d‘une boulangerie terminait toutes ses phrases par « mademoiselle ».
« Après le dixième “mademoiselle”, j‘ai dit : “Ne m‘appelez pas mademoiselle, s‘il vous plaît” », se souvient Mme Kelly, qui a obtenu des excuses. « Cela a peut-être permis à cette personne d‘apprendre quelque chose ou d‘en prendre conscience. »
Lutter contre des mots peut sembler être un combat incessant, non seulement parce qu‘ils sont ancrés dans la culture et l‘éducation, mais aussi parce que les gens ont souvent de bonnes intentions. La professeure Mélanie Levasseur, de la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l‘Université de Sherbrooke, se souvient d‘une conversation avec un soignant qui avait appelé une femme « ma belle petite vieille dame » et qui ne comprenait pas pourquoi cela l‘avait offensée.
« Lorsque l‘on interagit avec des gens, il est important — et encore plus aujourd‘hui, avec la reconnaissance de la diversité — de leur demander comment ils veulent être appelés », explique Mme Levasseur, qui a également participé à une initiative québécoise pour combattre l‘âgisme.
Oublions « cher » et « chère »
Lorsque Retraités fédéraux a demandé à ses membres de lui faire part des termes qu‘ils détestaient, les réponses allaient de « m‘dame », « ma chère » ou « ma belle » à des termes plus descriptifs, comme « les aînés » ou « ma p‘tite dame ».
Les appeler par leur prénom ou les tutoyer les irritait aussi. Le fait que les répondants toléraient et rejetaient des termes différents illustre la difficulté d‘en trouver qui font consensus.
En raison de leurs sous-entendus condescendants et infantilisants, « cher » et « chère » étaient toutefois très impopulaires. « Il m‘arrive de me faire appeler “chère”, ce qui m‘horripile, surtout quand c‘est quelqu‘un de très jeune », confie Maggie Mamen, d‘Ottawa. «Me faire qualifier de baby-boomer ne me dérange pas. Je déteste le terme “personnes âgées”. Ce serait bien s‘il existait un meilleur terme pour décrire les personnes de plus de 50 ans. » En 2017, le Journal of American Geriatrics Society a annoncé qu‘il exigerait que les auteurs utilisent le terme « adultes âgés » pour désigner les personnes de 65 ans et plus. Il a également proposé des suggestions pour les décrire ou discuter d‘eux de manière respectueuse.
Au lieu de qualifier de « tsunami » (comme dans l‘expression « tsunami gris ») la portion croissante d‘adultes âgés dans la population, on pourrait par exemple faire ressortir que les Américains vivent plus longtemps et en meilleure santé.
« Un vecteur de l‘âgisme »
« Des attitudes déshumanisantes sont intégrées dans les mots que nous utilisons pour parler du vieillissement », déclare Andrea Charise, professeure agrégée et vice-présidente de la recherche au Département de la santé et de la société au campus Scarborough de l‘Université de Toronto.
Prenons l‘exemple du « tsunami gris », qui revient souvent dans les médias. Son « image terrifiante d‘une vague monstrueuse prête à déferler sur nos têtes est frappante et urgente, mais elle transforme des personnes bien réelles en une catastrophe à plusieurs volets : financier, social, culturel », explique Mme Charise. « Je me réjouis de voir une revue médicale prestigieuse s‘engager publiquement à examiner le langage relatif au vieillissement en tant que vecteur de l‘âgisme. »
Au Québec, le gouvernement utilise « aînés », parfois « nos aînés ». Mme Levasseur, qui est également chercheuse au Centre de recherche sur le vieillissement de Sherbrooke et qui a travaillé pendant 20 ans sur la participation sociale des adultes âgés, affirme que la plupart des membres de ses groupes de recherche ne s‘identifient pas à ce mot. On le perçoit négativement, poursuit-elle.
Dans une société qui valorise la jeunesse à l‘extrême, il n‘est pas surprenant de ne pas vouloir être considéré comme étant vieux et en déclin.
Et pourtant, souligne Mme Charise, ce rejet sous-tend bien d‘autres choses, car le non-dit implique souvent que « nous, en tant que société, avons eu tendance à associer le “vieillissement” et la “vieillesse” à des attributs extrêmement fatalistes, dissociatifs et indésirables ».
Changer de langage
Pour être honnête, il n‘existe probablement pas de mot parfait pour décrire les 7,3 millions de Canadiens âgés de plus de 65 ans. Un nouveau-né et un adolescent ont des réalités très différentes, alors qu‘on regroupe dans une même catégorie les adultes âgés, dont la différence d‘âge peut s‘échelonner sur plusieurs dizaines d‘années, signale Mme Levasseur.« On est tous différents et on va tous vieillir un jour », lance Hélène Nadeau, vice-présidente du conseil d‘administration de Retraités fédéraux. « Ce que je n‘aime pas quand on décrit des “personnes âgées”, c‘est l‘amalgame qu‘on fait. Ça n‘est pas un groupe homogène. Il y a un président américain qui a 80 ans. »
Le Journal of the American Geriatrics Society n‘a pas été le seul à avoir repensé sa terminologie. Sur le site Web de Statistique Canada, une note explique qu‘une page anciennement intitulée « Les aînés et le vieillissement » a été rebaptisée « Les adultes âgés et le vieillissement démographique ».
Dans d‘autres secteurs du gouvernement, cependant, un langage dépassé persiste, comme en témoigne Ginette Fillion. À l‘âge de 65 ans, cette résidente de Gatineau est devenue admissible au programme de pension de la Sécurité de la vieillesse du gouvernement fédéral. Le nom lui a déplu.
« Quand j‘ai eu le formulaire, ma première réaction a été : “Je ne suis pas vieille”! », s‘indigne Mme Fillion. « Quand ça a commencé, il n‘y avait pas beaucoup de gens qui se rendaient à 65 ans.
Mais maintenant, non, tu n‘es pas vieux à 65 ans. » À son avis, il est temps de renommer le programme.
L‘invisibilité
Rick Devlieger, de Duncan, en Colombie-Britannique, n‘avait pas de mots particulièrement agaçants à présenter dans le cadre du sondage de Retraités fédéraux. Mais il sait que les mots peuvent déranger. Alors qu‘il venait d‘être promu matelot-chef et qu‘il tentait d‘asseoir sa crédibilité, on l‘avait qualifié de « jeune homme ». De nombreuses années plus tard, il se souvient encore du sentiment qu‘il avait ressenti.
Depuis, rien ne le dérange vraiment, pas même ce « cher » qu‘on lui a attribué.
« Je m‘attarde toujours à l‘intention derrière les mots [plutôt que] d‘en rester aux mots eux-mêmes », explique-t-il. « Si vous compliquez la tâche aux gens qui veulent vous désigner, ils cesseront de le faire. »
Cette philosophie s‘apparente à l‘invisibilité, autre symptôme de l‘âgisme. Mais à Ottawa, Mme Mamen est persuadée que cela n‘arrivera pas, du moins pas avec la génération des baby-boomers âgés aujourd‘hui de 58 à 77 ans.
« L‘ancienne façon de voir les personnes âgées de 70 ans doit changer. Tous [mes] amis sont très actifs. Nous ne nous contentons pas de nous asseoir dans une chaise berçante avec un chat et de lire un livre », explique-t-elle. « Nous étions à l‘avant-garde du féminisme et de bien d‘autres choses. Notre génération ne doit pas être mise de côté. »